La situation dégénère en Haïti

Le regard de notre caricaturiste Godin sur l'actualité du jourPanser les maux et penser des solutions

1 mai 2023, Guy Taillefer, éditorial Le Devoir

Énième sursaut d’horreur face à l’enfer dans lequel survivent les Haïtiens, suivant la nouvelle du lynchage, la semaine dernière, d’une douzaine de présumés membres d’un gang de rue à Port-au-Prince. En simultané, énième cri d’alarme de l’ONU, qui prévient que l’insécurité dans la capitale haïtienne atteint maintenant des niveaux « comparables à des pays en situation de guerre », tout en relayant une fois de plus l’appel d’Ariel Henry, premier ministre haïtien sans légitimité, à l’envoi d’une « force armée spécialisée internationale » pour aider la police à reprendre le contrôle de la situation.

Port-au-Prince en proie à l’anarchie, on assiste depuis des mois, des années, au spectacle de cette capitale et de cette île qui sombrent. S’entretuant, les gangs contrôlent aujourd’hui la plus grande partie de la ville, meurtres et enlèvements contre rançons sont commis en nombres invraisemblables et « les enfants sont parmi les victimes des crimes les plus haineux, y compris […] des viols », s’insurge la nouvelle envoyée onusienne en Haïti, l’Équatorienne María Isabel Salvador. Que la foule terrorisée en arrive dans cet état de délitement absolu des pouvoirs publics à se faire justice est aussi effrayant que compréhensible.

Reste qu’à s’en tenir en antidote à l’emprise des gangs à l’idée d’une — autre — intervention étrangère directe, l’ONU refuse étrangement de tirer les leçons du passé. Comme si la mission des Casques bleus de la MINUSTAH (2004-2017) avait été un succès. La requête de Henry, dont les contours demeurent flous, fait pourtant contre elle la quasi-unanimité, à commencer au sein de la société civile haïtienne. La MINUSTAH a laissé de mauvais souvenirs ; rares sont les Haïtiens qui souhaitent en revivre l’expérience. Le président des États-Unis, Joe Biden, cherchant à sous-traiter au Canada la responsabilité de pareille intervention, et donc à s’en laver les mains, le gouvernement Trudeau a parfaitement raison de résister à prendre les rênes d’une mission qui aurait, dans les faits, des allures d’opération antiguérilla et dont la réussite, s’agissant de s’interposer dans une crise dont les principaux acteurs sont des gangs armés jusqu’aux dents, serait pour le moins incertaine.

Alors quoi ? En entrevue à Radio-Canada, l’ancien ambassadeur du Canada en Haïti Gilles Rivard, fermement opposé à l’envoi d’une force internationale, plaidait récemment l’extrême urgence de renforcer massivement la Police nationale d’Haïti (PNH), une force qu’il juge capable, si on lui en donne les moyens, d’endiguer la violence et de rétablir sa crédibilité. Ce qui fait sens, sans être évidemment une panacée, puisque la terreur des gangs est loin d’être un phénomène nouveau et puisqu’elle est par ailleurs indissociable des réseaux de corruption qui se sont développés, sur fond de complaisance et d’indifférence internationale, entre ces gangs à une partie de la classe dominante. « Durant les trois dernières décennies, certains politiciens ont traité avec les gangs et les groupes armés dans le cadre de mobilisations politiques, de campagnes et d’opérations électorales, de répression de mouvements de contestation », souligne le sociologue Jhon Picard Byron dans AlterPresse. Des massacres commis sous l’ex-président Jovenel Moïse, assassiné en juillet 2021, procèdent de ce ferment qui fait aujourd’hui qu’Haïti est un État failli et que le pays devient un territoire de non-droit, miné par les trafics d’armes et de drogue.

Aussi, la récente décision du gouvernement Trudeau d’investir 100 millions de dollars dans le soutien de la PNH est-elle un pas dans la bonne direction, d’autant que le Canada a de l’expertise en la matière. Est également pertinente celle d’avoir placé sous sanctions une vingtaine de personnalités, dont l’ex-président Michel Martelly, encore que les sanctions n’auront d’impact réel que si les États-Unis emboîtent le pas.

Sur le fond, ces mesures ne se résumeront cependant jamais qu’à du plâtrage si rien n’est fait de plus décisif pour aider la société haïtienne, au-delà de la clique qui accapare le pouvoir, à sortir d’une impasse qui est sécuritaire, politique, économique, agricole, environnementale. On n’en serait pas à envisager en désespoir de cause une intervention étrangère si Washington, Ottawa et les autres, réunis au sein du Core Group, ne s’étaient entêtés depuis au moins vingt ans à soutenir le résultat d’élections bidon organisées dans des conditions impossibles. À continuer malgré tout de soutenir Henry, à si peu laisser percer les voix avisées de la société civile, qui avance depuis des années des propositions concrètes de transition politique et de lutte contre la pauvreté, la « communauté internationale » enferme les Haïtiens dans la catastrophe, eux qui ne réclament rien de plus que le droit de peser sur leur propre avenir et leur propre développement.

 

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